Entretien sur RFI : À qui profite le Cacao ?

LE GRAND INVITÉ AFRIQUE

Cameroun: «Ceux qui transforment la fève profitent mieux du cacao» affirme Samy Manga, auteur de «Chocolaté»

Publié le : 18/06/2023 – 07:37 sur RFI. Écouter le Podcast

Samy Manga est écrivain. Au Cameroun, il a grandi dans les plantations de cacao, vu l’exploitation de ses aînés, la misère, la pollution de cette culture si particulière. Après des années de recherches et de réflexion, Samy Manga vient de publier Chocolaté, qui est à fois un roman autobiographique et une grande enquête sur l’économie du cacao et du chocolat.

Samy Manga
Samy Manga © Lausanne Photo Studio

RFI : Votre livre, Chocolaté, le goût amer de la culture du cacao, c’est votre histoire. Ça commence au village, notamment le jour où les acheteurs viennent acheter les fèves. Seriez vous d’accord pour commencer par une lecture ?

Samy Manga : « Au fond de moi, je me sentais dépossédé, volé, outré. Toutes ces fèves de sueur et de sang dont nous nous occupions seuls tout au long de l’année disparaissaient en seulement quelques heures après la visite des hommes blancs. »

À quel moment est-ce que vous avez compris que le cacao, qui est un pan essentiel de l’économie au Cameroun, était aussi en quelque sorte maléfique ?

Je voulais raconter cette histoire, que ce soit au niveau du village, et puis aussi la violence et la rencontre avec le chocolat. J’ai fait beaucoup de recherches parce que ce livre, il m’a pris cinq ans. J’ai commencé à l’écrire en 2018 pour véritablement soutenir ce propos : trouver des chiffres, des points de vue aussi et des analyses d’autres personnes, et même des multinationales, des gouvernements, avec des événements qui traduisent très clairement ce qu’on dénonce dans le livre, à savoir de manière globale le colonialisme vert.  

Comment est née cette expression ?

De mon point de vue, c’est l’ensemble des activités qui visent à s’emparer des richesses naturelles de l’Afrique. On oublie que la colonisation a été aussi la colonisation des terres, des forêts, des arbres. Au même moment, pendant qu’il y a des guerres, souvent on voit bien qu’il y a des guerres, des affrontements, mais le travail des multinationales, lui, ne s’arrête jamais : les extractions continuent toujours, il y a toujours un système qui sécurise le transport des matières et son exploitation, même quand les pays sont en guerre. Donc voilà, c’est ce que moi j’appelle le colonialisme vert, vu de l’intérieur des plantations de cacao en Afrique.

Et c’est l’un des nombreux paradoxes que vous dénoncez dans ce livre : on cultive du cacao, on ne le consomme pas…

Voilà. C’est une culture de rente qui fait que les gens sont sûrs d’avoir un petit revenu deux fois par an. Mais en fait, c’est aussi un piège qui ne permet pas réellement de sortir de sa condition de travailleurs pauvres, on va dire, dans les villages. Donc c’est quelque chose qui est culturel. Ce que je dis souvent, c’est que malheureusement, ce qui est culturel en Afrique c’est la culture du cacao et non la culture de la consommation du chocolat, ou même de la transformation, mais c’est ancré dans la culture d’une manière assez impressionnante. « C’est au cœur de ces nuits noires que nos tam-tams ébranlaient ma peau, ma chair, mes veines, et façonnaient mon esprit pour me révéler à moi-même, l’être en construction que j’étais encore à ce moment-là ».

La première partie du livre est quasiment autobiographique. Dans la seconde, c’est une enquête journalistique que vous avez menée, pour justement dénoncer les gains des industriels du chocolat

En 2021, 2022 aussi, le Conseil international du cacao parle de cent milliards de dollars, même un peu plus. Sur les cent milliards de dollars, on estime que 6% reviennent aux pays producteurs du cacao, il y a un problème d’exploitation assez grave. C’est-à-dire que les gens qui sont les producteurs de la matière première sont relégués à une troisième, voire à une quatrième position dans la chaine de la rémunération. Et ceux qui transforment la fève et qui fabriquent du chocolat, ce sont eux qui véritablement profitent de cette économie.

C’est un tabou aujourd’hui de parler de l’exploitation du cacao au Cameroun ?

C’est une culture qui implique beaucoup de personnes, il y a beaucoup de corruption dans l’industrie du cacao. C’est vraiment quelque chose qui est très difficile à pouvoir démonter, parce qu’à toutes les étapes, il y a beaucoup d’argent, et les gens ferment leur bouche, il y a beaucoup de corruption.

Vous gardez espoir, Samy Manga, que peut-être un moment la production du cacao ait un jour plus de sens, plus d’équilibre ?

Je garde beaucoup d’espoir, c’est pour ça que j’ai écrit aussi, pour informer les gens, pour que les gens sachent. J’ai croisé beaucoup de lecteurs qui me disent qu’ils sont surpris de ce qu’ils lisent dans le livre, qu’ils ne savaient pas. Il y a beaucoup de gens qui me disent : « Ah bon ! ». D’une part, c’est choquant, mais d’autre part, ça me fait plaisir parce que ça montre que le livre atteint sa mission qui est celle d’éveiller les gens, de passer le message, de conscientiser pour que les gens prennent conscience de la mesure des dégâts. Et beaucoup de gens aussi, ça c’est la bonne nouvelle avec la sortie de Chocolaté, il y a des gens qui ont décidé de changer drastiquement leur rapport au chocolat après avoir lu Chocolaté.

Peut-on terminer cet entretien par une nouvelle lecture, pour donner envie à nos auditeurs de plonger dans votre livre ?

« On pourrait presque dire que c’est par dévotion que les planteurs de cacao vont se tuer, dos et pensée courbés, à la gloire des mêmes multinationales occidentales, à la solde de la même machinerie tortionnaire qui les écrasent depuis tant de générations. Des millions de gens abrègent ainsi leurs rêves, condamnent leurs projets, leurs talents, et troquent lamentablement leurs aspirations d’êtres humains fiers pour le confort d’une minorité d’insatiables. »